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Il existe peu de groupes qui sont montés si haut, avant de retomber dans l'oubli des générations modernes, qu'Emerson, Lake & Palmer. Qui, aujourd'hui, connaît ELP sans être un mordu de prog pour commencer, ou sans avoir vécu leur âge d'or ? Qui, en 2012, sait qu'ils ont vendu quarante millions d'albums depuis 1970, sans être un fan encyclopédiste ?

ELP, à l'époque, c'était énorme. C'étaient des concerts immenses, des albums fleuves, des tubes, et des vinyles vendus par caisses. Malheureusement, entre tous les groupes de prog de cette époque florissante, ELP aura été de ceux dont la musique, malgré un succès phénoménal, aura le plus mal vieilli. ELP, c'était énorme, mais aujourd'hui, c'est très kitsch et parfois même assez ringard.



Tout commence bien, pourtant. Keith Emerson, leader de The Nice et superstar dans l'Angleterre de la fin des années 60, est une des personnalités fondatrices du mouvement prog-rock, et un claviériste au talent fou. Repoussant les limites de son instrument, le maltraitant et en triturant les sons comme personne auparavant, il est un des principaux responsables du son un brin cheesy dont aujourd'hui on se gausse mais, qui à l'époque était le summum de l'avant-garde. Moog, Hammond, Mellotron, composition de Moog sur lit de Hammond, synthétiseur Minimoog avec son accompagnement de clavecins, synthé polyphonique Moog Apollo en sauce Taurus bass pedal, le mec a tout fait, tout tenté, tout testé. Il s'associe alors avec Greg Lake, chanteur, bassiste et guitariste dont nous avons déjà parlé en évoquant King Crimson, ainsi que Carl Palmer, batteur de son état, et ensemble, ils décident de former un supergroupe, un des premiers du genre, dans la lignée de Cream, sauf que cette fois ce ne sera pas du blues-rock, mais du prog. Formation assez rare dans l'histoire du prog, le combo basse/batterie/claviers se signale, vous l'aurez deviné, par une absence de guitares, au moins au premier plan. Il sera d'ailleurs assez troublant de constater que les meilleurs morceaux d'ELP seront ceux construits sur une base guitare, ou ceux qui utilisent cet instrument. Ce sera ainsi le cas de la plupart de leurs tubes.

Histoire étonnante que celle des débuts d'ELP. Les mecs, même pas encore signés, avant d'avoir enregistré quoi que ce soit, sont au festival de l'Ile de Wight en août 1970, et c'est leur deuxième concert. Ils vont exploser les centaines de milliers de spectateurs durant ce gig mythique par leur mélange complexe de virtuosité technique et d'ambiance psychédélique. Juste pour le plaisir, laissez-moi vous rappeler que, ce samedi 29 août 1970, participaient également au festival Miles Davis, Ten Years After, les Doors et les Who, entre autres.



L'affaire commence donc plutôt bien : ils sortent leur premier album dans la lancée du festival, et grâce au hit planétaire Lucky Man deviennent en l'espace de quelques mois une valeur sûre du rock. Mélange de jazz, de musique classique et de rock, la musique d'ELP est semblable à nulle autre, et on y distingue dès le début une nette tendance à se perdre en structures et effets sonores incompréhensibles ou inutiles, et autant de morceaux dispensables. ELP est un groupe inégal, capable d'offrir des moments d'une beauté époustouflante, mais aussi, à l'inverse, parfois franchement soporifiques.

Brain Salad Surgery, sorti le 19 novembre 1973, et quatrième album studio du combo, ne déroge guère à cette analyse. On trouve sur cet album les deux extrêmes du style ELP : un morceau court, direct et épique, et une pièce fleuve, dantesque, compliquée et tout aussi épique. Ô miracle, et vous comprendrez que je ne chronique pas cet album pour rien, ces deux pièces sont exceptionnelles et légendaires. Entre les deux, le néant, ou presque. Avant de s'attaquer au vif du sujet un petit mot de la pochette : vous l'aurez reconnu, il s'agit d'un travail du célèbre artiste surréaliste suisse H. R. Giger, futur créateur graphique d'Alien. Passons aux morceaux.



Jerusalem, qui ouvre Brain Salad Surgery, est une interprétation de l’œuvre de Sir Hubert Parry, qu'il avait composé en 1916 et qui est depuis considérée comme le second hymne national britannique. Le texte, signé par William Blake en 1804, est une exhortation des valeurs anglaises et religieuses, et je ne résiste pas à la tentation de vous en livrer le final, tant ces vers sont sublimes :

I will not cease from Mental Fight,
Nor shall my Sword sleep in my hand:
Till we have built Jerusalem,
In England's green & pleasant Land

Il s'agit tout simplement de ma chanson préférée, et du meilleur morceau d'ELP. Galvanisée par une rythmique puissante et par deux parties faramineuses de Moog et de Hammond, elle déploie une puissance inspiratrice qui rendrait anglophile Michael Collins. Aérien, épique et enchanteur, ce court hommage à la perfide Albion fonctionne à plein, et nous laisse espérer le meilleur.



Las, il n'aura fallu qu'attendre les trois minutes de cette éternelle pépite pour qu'ELP retombe dans ses travers les plus horripilants : Toccata, adaptation « moderne » (à l'époque) d'une œuvre du compositeur argentin Alberto Ginastera est un long instrumental, décousu, expérimental, sans doute intéressant par ailleurs mais auquel il manque cruellement les fondamentaux d'un morceau de rock, rythmique, mélodie et cohérence. S'ensuivent une ballade sirupeuse et un ragtime ridicule, et voilà, la première partie de l'album se termine sur une sensation criante d'inachevé, de talent presque gâché.

Fort heureusement, Karn Evil 9, majestueuse pièce de près de trente minutes, et qui occupe toute entière la seconde face de Brain Salad Surgery, (commençant même au début de la première) va nous offrir en un seul tenant le meilleur d'Emerson, Lake & Palmer. On y retrouve des riffs de Hammond qui envoient du bois, la voix magique de Greg Lake (et même, ô joie, un peu de sa six-cordes), et, enfin, des mélodies qui tiennent vraiment la route. Bien que très longue et parfois légèrement anarchique, cette pièce développe habilement nombre de thèmes rythmés et agressifs, et autant de passages tout en virtuosité jazzy ou songwriting épique. A noter, l'irruption fracassante d'un solo de guitare magistral, et surtout le final vrombissant, futuriste et dystopique.



Trois impressions, trois mouvements, qui se conjuguent en une seule pièce légendaire et considérée comme le plus grand morceau d'ELP. La dernière impression, qui raconte une guerre entre humains et machines, est écrite par Peter Sinfield, ami de Lake et qui avait écrit les textes de In The Court Of The Crimson King. Les dernières paroles, glaçantes, sont un échange entre l'ordinateur et son créateur, et évoquent aussi bien Isaac Asimov que 2001, Odyssée de l'espace :

But I gave you life
WHAT ELSE COULD YOU DO?
To do what was right
I'M PERFECT! ARE YOU?


C'est sur cette quasi-perfection que s'achève Brain Salad Surgery, et cet album marque, déjà, la fin de l'âge d'or d'Emerson, Lake & Palmer. On retiendra de cette carrière particulière des morceaux parfois éparpillés sur des albums inégaux (comme l'incroyable Trilogy sur l'album du même nom, en 1972 ou les magiques Pirates et I Believe In Father Christmas sur le diptyque Works en 1977), sans pour autant oublier cette volonté acharnée de Keith Emerson d'adapter à la modernité rock ses compositeurs préférés (de Moussorgsky à Copland en passant par Tchaikovsky et Bela Bartok). On se souviendra aussi des lazzis de Hammond et des grandes envolées de Moog d'Emerson, de la voix géniale de Greg Lake et de la virtuosité frénétique de Carl Palmer, fabuleux cogneur de toms.



Mais on se rappellera surtout qu'Emerson, Lake & Palmer c'était parfois génial, souvent bordélique et, presque toujours, vraiment too much. En quelque sorte, ELP a aujourd'hui les défauts de ses qualités de l'époque : beaucoup de sons improbables, des morceaux expérimentaux et fusionnels, et une carence très nette en cohérence et esprit rock. Ce qu'il manque à ELP est ce qui foisonnait ailleurs, chez Genesis par exemple : de bons morceaux, des chansons que l'on peut chanter, des mélodies que l'on oublie pas.

0 Comments 29 juin 2012
Whysy

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