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Jusque dans les années 80, on pensait que le Royaume-Uni était le seul pays du prog. Les éventuels groupes qui n'en étaient pas issus étaient, au mieux, des exceptions, au pire, des ersatz. Les succès d'estime de groupes européens tels Ange ou Kaipa, une scène italienne foisonnante dans les seventies mais aujourd'hui devenue quasi-inécoutable, et enfin l'immense et solitaire succès populaire de Rush, tout cela tendait à confirmer cette loi: seuls les sujets de sa Gracieuse Majesté pouvaient s'octroyer le titre de maître à penser du rock intello, qu'ils soient des Fripp, Gabriel, Wakeman ou Emerson, j'en passe et des meilleurs.

Un homme, néanmoins, par son influence au sein de deux groupes devenus majeurs, va changer la donne: le suédois Roine Stolt. Rejoignant Kaipa un an après sa formation en 1974, il va imprégner, avec eux puis The Flower Kings dès 1995, toute une scène de prog scandinave, dont aujourd'hui un des meilleurs représentants n'est autre que le groupe objet de cette chronique, Beardfish.

Cinquième album du groupe, Destined Solitaire fait suite à un formidable mais inégal dyptique, Sleeping In Traffic, qui avait poussé le groupe en pleine lumière, toutes proportions gardées. Le challenge évident, faire mieux, était loin d'être gagné d'avance. Pourtant, avec assurance et confiance en ses moyens, Bearfish a su une fois de plus placer la barre toujours plus haut. Sleeping In trafic était un régal mélodique? Destined Solitaire est une pure merveille. Les précédents opus comportaient quelques moments de faiblesse? Il n'y en a aucun à lister dans ce dernier opus. L'inventivité, la technique extraordinaire et les talents de composition exceptionnels de Rikard Sjöblom sont ici à leur paroxysme. Faire mieux au prochain album, voilà qui serait un véritable exploit.

J'entends d'ici les esprits chagrins me glisser plus ou moins discrètement que Beardfish est un groupe-hommage, incapable d'originalité et pompant ses glorieux prédécesseurs. C'est vrai, certaines sonorités, certains sons, certaines tournures s'en ressentent, et les fans du Floyd, de Genesis ou de Yes y retrouveront leur chemin sans grande difficulté. A leur décharge, rappelons que le rock progressif est un parcours déjà tellement balisé qu'à moins de faire de la fusion ska-prog, impossible d'échapper à l'ombre de tels géants. C'est donc par petites touches qu'on construit son originalité, et là Beardfish sait y faire. Cet opus foisonne de bonnes idées, que ce soit le growl surprenant dans Destined Solitaire, le slam rappelant Outkast dans In Real Life There is no Algelora, le dialogue surréaliste de When The Rain Comes In ou enfin, mon préféré, l'accordéon aux accents de tango argentin de Coup de Grâce, un des sommets de l'album.

Dans Destined Solitaire tout est léché, construit, rien n'ai laissé au hasard. Alors, bien sûr, on est aux antipodes des Stooges, mais on se laisse souvent surprendre, et avec délectation. Prévu, mais pas prévisible. Tout, ici, est progressif, que ce soit au sens littéral, par des morceaux sans cesse évolutifs qui enchaînent les changements rythmiques et mélodiques sans s'adonner au collage, ou du point de vue du style, par l'emploi de sonorités typiques du prog. Pour moi, on n'avait plus fait d'album comme celui-ci depuis 1974 et The Lamb Lies Down On Broadway: vous ne trouverez pas un morceau qui en rappelle un autre, et la variété des gimmicks utilisés est proprement hallucinante. Puissance, technicité, douceur et mélancolie, tout est présent, rien n'est oublié. Enfin, et ce n'est pas toujours le cas dans le prog, musique superbe mais parfois désincarnée, on sent une véritable personnalité derrière ce maelström de sons et de mélodies: la voix et les compositions de Sjöblom sont un vrai plus; son sens de l'humour salvateur, très britannique, me fait insidieusement revenir à mon point de départ. Faut-il sonner briton pour faire du vrai prog? Ou est-ce le résultat de ma propre anglophilie?

Arguties que tout cela, Destined Solitaire plane loin au-dessus d'un tel débat, la musique seule parle et la magie opère ainsi, sans chichis ni promo ou plan commercial à l'échelle mondiale. Pas besoin d'en faire des caisses, il suffit d'être créatif et doué. Et même si le temps ne retiendra sans doute pas Beardfish comme je le souhaiterais, eux, en tous cas, auront fait le maximum avec cet album fantastique.

0 Comments 06 mars 2011
Whysy

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