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De tous les groupes de rock progressif, Yes est le plus archétypal, le plus significatif, et le plus marquant, dans sa période 1971-1977. En cinq albums, Yes aura imprimé son sceau sur plusieurs générations de guitaristes, de chanteurs et de pianistes, et bien sûr nombre de compositeurs. Ses caractéristiques les plus évidentes, à savoir les sons des guitares, des claviers et du chant (ainsi que les choeurs) ont été copiées et recopiées, inspirant un grand nombre d’albums, tous issus de la scène prog.



A la grande différence de Pink Floyd et Genesis, dont la légende aura largement dépassé les frontières du rock progressif, Yes est un groupe culte au sein du mouvement prog, et n’a touché que peu de générations récentes parmi les non-amateurs. Leur période de gloire est évidemment loin derrière eux, leur dernier album n°1 des charts étant justement… Going For The One. Eh oui, ça peut paraître incroyable pour qui n’a pas vécu cette période, mais en 1977 il était envisageable de monter au sommet des ventes avec un album de prog à l’ancienne. C’était même encore possible en 1983, avec le single Owner Of A Lonely Heart, sans doute le morceau le plus célèbre du groupe (merci Allianz). Sauf qu’évidemment, pas de trace de prog de cette chanson. Il faut attendre 1985 et Misplaced Childhood de Marillion mais là je m’avance beaucoup trop, revenons à 1977.

1977 est une année noire pour le rock progressif, une année où après avoir été au sommet, le style va brutalement s’écrouler, sous les coups de boutoir d’une génération qui ne se reconnaît plus dans ce rock puissant et pachydermique, et réclame de la fraîcheur et de la nouveauté, un retour aux sources. Ce retour aux sources prendra la forme du mouvement punk-rock, une musique simple et agressive, qui ne doit absolument rien au jazz et à la musique classique, portée par des textes revendicatifs et des leaders particulièrement charismatiques. L’antithèse du prog, avec sa production chamarrée, ses textes new-age ou fantasy, ses techniciens binoclards et ses solos interminables.



Lorsque parait Going for The One, Yes est au sommet, et pourtant, sentant sans doute que le vent s’apprête à tourner, ses membres principaux souhaitent un changement. Il faut dire que les trois albums précédents du groupe, Close To The Edge (1972), Tales From The Topographic Ocean (1973) et Relayer (1974), sont tous les trois des albums de prog pur, voir de puriste, une musique sans concession et peu de cross-over, aux longues et complexes structures, teintées de fusion jazz-rock et de classicisme grand angle. Trois albums géniaux, exceptionnels, couronnés de succès, mais qui à eux trois suffisaient largement à alimenter la diatribe de 25 années de mouvement punk, post-punk, néo-punk, et tutti quanti. Si vous ajoutez à cela du Queen bien lourdingue, un Pink Floyd et deux ou trois Genesis, le compte y est. Réduisant un peu la voilure, se retenant de lâcher les chevaux sur des plages de plusieurs minutes de bruitages néo-machin, le groupe se recentre sur ce qu’il fait de mieux, et nous offre, pour la première fois depuis 1971, cinq morceaux en un seul album, dont trois ne dépassent pas les six minutes. Il accède ainsi au souhait de Rick Wakeman, qui avait quitté le groupe après Tales, et est de retour pour Going For The One, en supprimant les passages que l’on pourrait qualifier d’inutiles, ce dont je suis obligé de convenir malgré ma passion gigantesque pour ce groupe. Il est vrai que si ces trois albums représentent chacun un sommet, un climax, aucun n’est parfait : la créativité de Close To The Edge est phénoménale, mais le son est parfois un peu brouillon ; l’audace de Tales cache mal certains passages longs et ratés, où Yes semble faire de l’esbroufe ; et enfin, l’exceptionnelle complexité de Relayer, sans doute jamais atteinte dans l’histoire du rock, porte le défaut de sa qualité, car trop de complexité rend les morceaux difficiles à écouter, et parfois on se dit que le groupe aurait pu être meilleur en étant plus direct.

Ces défauts sont gommés sur Going For The One : la production est parfaite, l’album fait sens et rien n’est inutile, et surtout, le groupe a sacrifié son sacro-saint goût du compliqué pour des morceaux plus directs et évocateurs. Deux performances, paradoxalement opposées, résument parfaitement cet état de fait. Rick Wakeman, le claviériste, joue simple, se contente souvent d’assurer la rythmique, fait quelques solos mais sans en rajouter. Alors que Steve Howe, le guitariste, est en roue libre sur quasiment tout l’album, en solo permanent, ne plaquant que quelques accords et semblant évoluer au gré de ses envies.



Le line-up de Yes, sujet de tension depuis 45 ans, est quasi idéal sur ce dernier opus de la période classique prog, avant que le groupe ne se perde presque totalement. On y retrouve les membres fondateurs Jon Anderson (chant) et Chris Squire (basse), l’épine dorsale de Yes, accompagnés de Steve Howe (guitares) et Alan White (batterie), et donc de Rick Wakeman, de retour après quatre années d’absence. C’est sans doute le meilleur Yes possible, même si on aurait pu espérer un retour de Bill Bruford à la batterie. Quoi qu’il en soit, le groupe se réunit en 1976 à Montreux après une longue pause, et passe l’hiver à mettre au point ce bijou, ce grand classique, Going For The One, l’album le plus sous-estimé de Yes, le dernier des mastodontes du prog dont on peut être fier.

Amis lecteurs, vous qui allez, encouragé par ma dévotion acharnée à ce sybaritisme de si bon aloi, vous qui allez, séance tenante, brancher votre casque et écouter religieusement le riff d’intro de Steve Howe et sa lap steel guitar, réjouissez-vous, car ce que vous allez entendre est à de nombreux points exceptionnel.



Entamons d’abord par un chapitre technico-technique, chose que j’ai plutôt cherché à éviter jusque là, mais à laquelle il n’est plus temps de se défiler, car c’est de Yes que l’on parle, le groupe le plus technique de l’histoire du rock. La maîtrise proverbiale des cinq lascars, qu’on leur a beaucoup reproché dans cette période 1977-… euh, allez disons au milieu des années 1990, cette maîtrise donc, n’est pas que sujet à plaisanterie, c’est aussi une source d’admiration qu’il ne faudrait point négliger, surtout quand ils décident de mettre ce talent hallucinant au service de morceaux directs et efficaces plutôt que de longs passages expérimentaux. C’est bien sûr le cas sur Going For The One. Procédons à une revue des troupes.



Jon Anderson, s’il s’est un peu forcé à composer des morceaux plus simples, n’a pas pu se résoudre à écrire des paroles compréhensibles. C’est donc toujours un peu le même charabia béni-oui-oui, entre résurgence hippie, inspirations hindi-boudhistes, ode à la nature et critique de la vie moderne sans grand intérêt. Par contre, ses lignes de chant et sa puissance vocale sont à leur paroxysme, à ce niveau-là il n’a jamais été aussi bon. Son timbre angélique si particulier, oscillant subtilement entre fragilité gracile et gestion parfaite des aigus, porte le groupe, comme à chaque album. Un rôle ingrat que le sien, car depuis 1970 il aurait été tellement simple pour lui de se noyer au cœur des développements techniques de ses collègues. Bien au contraire, Anderson est la force créatrice de Yes, et il est parvenu à mettre en place un système mélodique et créatif unique : au sein d’un groupe technique, aux longs passages instrumentaux, le chant reste toujours le lien, le fil directeur, et jamais un prétexte comme chez tant de groupes par la suite. Il n’y a guère que Peter Gabriel à pouvoir se mesurer à Anderson, c’est dire la qualité de ce dernier.



On passera rapidement sur la performance d’Alan White, honnête batteur de prog, qui ne possède ni la finesse de Collins ou la dextérité de Palmer, mais fait le job tout de même, sans en rajouter, pour se concentrer sur le cas Chris Squire. Lui aussi est un ancien de la bande, et sa signature vocale et son jeu de basse particulier en font également un des concepteurs du son Yes. A vrai dire, je ne connais pas de bassiste de prog ou de rock aussi doué techniquement et surtout musicalement, à part peut-être Tony Levin : sa capacité à rendre ses lignes percussives, les glissements mélodiques et percutants de sa partition et son assurance sont tout bonnement exceptionnels. Rapide, puissant, Squire quand il se lance est une vraie Ferrari, avalant les notes, explosant le compteur.



Les deux maestros de la bande, les deux génies de leur instrument que sont Rick Wakeman et Steve Howe, sont sans doute des musiciens de prog parmi mes deux préférés. Howe est tout simplement au sommet, au dessus de tous les autres, planant par devers tous les Clapton, Beck, Page, Gilmour et autres Hackett, inventant un style à chaque morceau, imprimant sa marque sur chaque note jouée, ne pratiquant que très peu le riff au profit d’une technique en roue libre, mélodiquement ahurissante et techniquement exceptionnelle. Sur la première face de l’album (Going For The One, Turn Of The Century et Parallels), il ne plaquera aucun accord, presque aucun arpège, n’assurera aucune tâche rythmique. Le mec est en solo permanent, semblant réaliser une improvisation maîtrisée même s’il est évident qu’il n’en est rien. Sa performance éblouissante sur Turn Of The Century est un ravissement divin. Maniant la douze cordes avec autant de facilité que s’il s’agissait d’un ukulélé, Steve Howe délivre là sa partition la plus aboutie, le plus grand moment de sa carrière de guitariste. Sa technique de guitare électrique est encore plus marquante : toujours à la recherche du son ultime, de la note la plus aigüe possible ou du trémolo étourdissant, Howe ne s’arrête jamais, alternant notes longues et staccatos, en perpétuelle quête d’un accomplissement sonore idéal. Le plus grand guitariste du rock progressif, de sa génération, et j’oserais dire le plus grand guitariste de l’histoire du rock. Aucun ne peut lui être comparé, tant sa qualité technique et sa signature sonore sont exceptionnelles. Il est sans doute le seul des grands guitaristes techniques à posséder un son aussi aisément identifiable, éventuellement aux côté d’Eddie Van Halen, et encore.



Finissons cette étude par le cas Rick Wakeman. C’est un cas douloureux, car Rick souffre d’un mal qui semble s’attacher aux basques des grands claviéristes de son époque, et surtout de son principal adversaire dans le domaine, Keith Emerson. Vous vous souvenez de Keith Emerson, le leader d’Emerson, Lake & Palmer, l’un des inventeurs du rock progressif, grand fan de Copland et Moussorgski devant l’Eternel ? Keith et Rick, à eux deux, forment la plus grande paire de pianistes de l’histoire du rock (encore). Keith est le plus rapide, le plus puissant, et Rick est le plus visionnaire, doué d’un sens de l’architecture musicale unique. Aucun des deux n’échappe pourtant à cette caractéristique spécifique aux pianistes prog : un sens du baroque unilatéral, une propension au kitsch sous-jacente, une tentation de la masturbation technique qui n’est jamais bien loin, et ces deux-là en sont les principales victimes. Il semble que ce soit l’effet que le développement des techniques instrumentales dans les seventies ait produit sur les meilleurs pianistes de l’époque. Même parmi les grands jazzmen, un Chick Corea par exemple, cette lourdeur se fait sentir. On parlera, pour être magnanime, de « style flamboyant ». Synonyme de « propension regrettable à en faire beaucoup trop », pour être clair. Et pourtant, quel talent admirable ! Quelle maîtrise du Moog et de ses affiliés, du mellotron et autres synthés en tous genres, quelle dextérité dans la façon dont les touches de son grand piano claquent et scintillent, quelle idée géniale que d’enregistrer des parties d’orgue d’église… dans une église. Tout est là, au final. Presque la totalité se résume en ce seul concept, et c’est le test idéal pour savoir si vous êtes faits pour ce style ou non. Enregistrer des parties d’orgues dans une église, vous trouvez ça brillant ? Venez, on attendait plus que vous. Vous y voyez l’ultime symptôme d’une mégalomanie grandiloquente, et boursouflée ? C’est un point de vue qui se respecte, vous pouvez dès lors retourner à la discographie de Rancid. Et je ne pourrai guère vous en vouloir.

C’est sur la dernière pièce de l’album, Awaken, que les qualités intrinsèques des cinq musiciens de Yes s’expriment à leur apogée. Et quels musiciens ! Résumons. Nous avons là le meilleur guitariste du prog, ainsi que l’un des meilleurs bassistes, accompagnés du deuxième meilleur claviériste, et encore, ça se discute, tout cela propulsé par l’un des plus grands talents vocaux que le prog ait connu. Leur maîtrise est totale, absolue, il suffit de s’écouter les enregistrements des répétitions disponibles sur l’édition limitée du disque. On y entend un groupe excellent, jouant une musique brute, et on y distingue les prémisses de ce qui sera l’exceptionnel résultat final. Et c’est sur Awaken qu’ils donneront le meilleur. Quinze minutes éternelles, à ne manquer sous aucun prétexte. Le reste de l’album, bien sûr, est à l’avenant.



Yes s’est fait plus énergique, comme je l’ai déjà mentionné, et les deux morceaux que sont Going For The One, et Parallels sont l’expression de cette volonté. Plus simples, plus puissants, sans temps morts, ils encadrent le passionné et merveilleux Turn of The Century. Sur la deuxième face, le court Wonderous Stories offre à Yes l’occasion de nous rappeler qu’au début des seventies le groupe appréciait les morceaux parfois plus modestes, aux ambiances hippies, à l’image du chaleureux I’ve Seen All Good People sur le Yes Album. Et enfin, pour finir en beauté le dernier grand album de Yes, et le dernier grand album de « true prog », l’épique Awaken. La structure rythmique du morceau est une gageure hallucinante, mélange de 11/8 et de 4/4, de 6/8 et de 3/4, multipliant les cassures et les changements plus ou moins subtils, accumulant les syncopades et autres appogiatures démoniaques : eh non, vous ne rêvez pas, c’est bien Yes qui a inventé Dream Theater.

Sur ce dernier glorieux fait d’armes, le grand Yes quitte la scène, en même temps que le grand prog. Entre alors le petit Yes, accompagné du néo-prog, et de ses multiples dérivés. On pourrait croire alors que tout est fini, que le punk a tué le prog, que l’on n’entendra plus jamais ces magnifiques développements, ces sublimes mélodies. Et on aurait presque raison. Presque, car si tout n’est pas fini, l’âge d’or est bien derrière nous. Malgré les résurgences, les retours en grâce, et le renouveau programmé pour le début des années 90, et malgré le petit miracle que je vous conterai la semaine prochaine, à la veille de Noël, malgré tout cela il est évident que les plus belles années du prog s’arrêtent sur ce dernier chef d’œuvre, Going For The One.



Si Yes est le groupe-archétype du rock progressif, Going For The One est l’album-archétype de Yes. Il même l’explication du pourquoi et du comment de la chute du prog, par sa nature borderline, à l’extrême-limite entre grandeur et grandiloquence, entre puissance et lourdeur. Vous comprendrez en écoutant cet album pourquoi le prog c’était génial, mais vous verrez également comment il s’est écroulé sur lui-même, victime de ses propres suffisances, et vous constaterez avec moi qu’il n’aura pas fallu grand-chose à Rotten et son gang pour achever la bête. Quelques accords basiques et un cri rauque auront suffi, car le Léviathan se mourrait déjà de ses blessures auto-infligées.

0 Comments 18 décembre 2012
Whysy

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