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Il est des albums fusionnels qui marquent durablement plusieurs styles musicaux, et dont les créateurs impriment une signature qui survivra longtemps après leur départ de ces hautes sphères sonores. A y regarder de plus près, il en est peu, et Red est de ceux-là.

Ce bouillonnement novateur explose en octobre 1974, et je ne vous ferai pas la liste des artistes et groupes qui depuis quarante années y ont fait référence. Parlons plutôt de la genèse de ce monument sonique, ce monolithe prog, l'album ultime du Père Fondateur. Et par ultime j'entends « celui où il est allé aussi loin qu'il le pouvait », pas son dernier bien sûr.

Vous entendrez tant dans ce Red, tant de choses et de styles que vous aimez aujourd'hui, mais vous y entendrez surtout le son d'un trio incroyable, définitif, d'une violence assez ahurissante. Car c'est qu'il y a toujours eu une certaine forme de confusion entre la musique de King Crimson et celle de ses consorts, les Yes, Genesis, Pink Floyd et ELP. Loin des développement ouatés et/ou baroques, dès le premier morceau du premier album, le Roi Pourpre n'est pas du genre commode. Il a ses accès de violence, qui se résorbent très vite dans les abysses méllotronesques des épiques Epitaph et In The Court Of The Crimson King. Et par la suite, on retrouvera presque un peu de cette complexité épique, très blanc-bec, très anglaise, qui fait fureur à l'époque. Il n'y en a point sur Red, pas une putain de larmichette, rien. Tout n'y est que grandeur et rage, nervosité, sonorités acres et métalliques, et les riffs. S'ils n'ont pas la lourdeur démoniaque d'un Iommi, les éclairs du maître Robert Fripp charrient en leur sein l'agressivité à venir de nombre de groupes de metal plus rapides et directs.



Premier des cinq pièces qui composent ce chef d’œuvre, Red est un instrumental inquiétant, qui laisse à l'un des tous meilleurs batteurs de l'époque, Bill Bruford, tout le temps de nous ouvrir le crâne en deux. Breaks incessants, maîtrise rythmique phénoménale, sur ce morceau (et les autres) Bruford invente Portnoy et toute la clique. On reviendra sur Wetton plus tard, pour s'arrêter quelques instants sur ce que fait Robert Fripp de son instrument. Car oui il n'en a qu'un, même s'il est largement overdubbé sur cet album, c'est sa guitare, et cette capacité unique qu'il possède à construire des architectures complexes avec ces six cordes est ici à son paroxysme. Bien sur, l'addition des overdubs de guitares et la présence grondante d'un brass band composé du quasi who's who des saxophonistes de l'époque (et notamment Mel Collins et Ian McDonald) diminue quelque peu la puissance de cette notion de power trio. Il faut pour cela écouter les rendus live de l'album, disponibles sur le pantagruélique coffret The Road To Red.

Fallen Angel voit l'entrée de John Wetton au micro. Et même sur un morceau apparemment plus calme, les riffs démentiels de Fripp et les dissonances des cuivres contribuent à créer une ballade apocalyptique, le contraste avec la chaude voix et les chœurs de Wetton n'en devenant que plus dérangeants. Pas vraiment la comptine à écouter avant de se coucher, malgré les passage plus doux, les tempos moins agressifs, il y a comme une impression d'étrangeté maladive, un corps étranger, et les stridences de Fripp sont autant douleur que miel aux oreilles de l'auditeur. Et au milieu Bruford se démène, donne tout ce qu'il a dans un grand bordel de toms et de cymbales.



C'est ce même Bruford qui va hausser encore le ton sur l'intro de One More Red Nightmare, brûlot métallique sur deux tons. Ce riff d'airain, empli de sonorités infernales, auquel répondent des contretemps de cymbale chinoise hallucinants de précision, se voit complété par un couplet où l'on sent une maladresse feinte, comme une autre évocation de la folie. A mi-chemin entre Weil, Elvis et les Beatles, mangés et recrachés par un léviathan abyssal, le cauchemar rouge reprend avant d'être interrompu par une montée en puissance parsemée d'inquiétudes et de sonorités incompatibles dont seul Robert Fripp a le secret. Comme dans un tunnel dont on n'apercevrait l'issue qu'à la dernière seconde, King Crimson nous étrangle, et les saxos qui se répondent semblent se gausser de nos petites frayeurs.

Interpréter de façon anarchique une musique millimétrée c'est le style King Crimson du début des années 70, une méthode directement inspirée de Coltrane et Davis. En cela Fripp ressemble beaucoup à son très glorieux compatriote, John McLaughlin, et c'est sans doute cette inspiration jazz qui nous vaut le superbe Providence. Huit minutes d'une improvisation entre les quatre King Crimson au moment de son enregistrement le 30 juin 1974 à Providence (USA) : Fripp, Wetton, Bruford, et le violoniste David Cross, avant son départ et le passage à trois en studio. Huit minutes magnifiques mais difficiles, il faut bien le reconnaître. Providence n'est pas le morceau que vous écouterez en ramenant vos enfants de l'école, j'en conviens.



Le mythe, le sommet absolu de la carrière de King Crimson, c'est Starless. Composition multiple, Wetton y chante un thème absolument magnifique de son cru, alors que Fripp réinterprète à la guitare une ligne mélodique originellement écrite par Cross. Le trio s'est fait doux, et calme, et le sax alto chante subtilement la désolation de cette bible noire sans étoiles, comme après le chaos. Et pourtant, c'est loin d'être le cas. Dans l'ombre rôde un monstre cornu, qui n'est autre que cette ligne de basse en 13/4 que Bruford a soufflée à Wetton, avant de s'emparer d'une paire de woodblocks pour symboliser un rythme dégradé, claudiquant, laid à faire peur. Dans le lointain des stridences à faire saigner les tympans des plus courageux confirment que les quelques minutes de douceur n'étaient qu'illusion. Rarement on aura entendu un usage aussi perspicace des percussions dans un morceau de prog, rock ou metal : le retour de Bruford sur son kit est un des grands moments de l'album, à n'en pas douter. Et que fait Fripp pendant ce temps ? Il égrène, demi-ton après demi-ton, sa bible noire à lui, une litanie d'abord doucereuse et gémissante, puis plus criarde et gênante. Avant de devenir carrément hystérique.

Mesure après mesure, note après note, le volume augmente, et Bruford se fait plus pressant. Ses breaks épileptique crient une envie de passage à l'acte, il n'est plus temps de faire durer les choses. Et puis soudain, comme un bouchon cède sous la pression d'une vapeur fulminante, le morceau explose dans un tourbillon jazz. Une coda furtive précède ces deux séquences, un pont de douleur atonale, avant de s'abandonner à une sarabande classique et un solo coltranien. Retour du thème, déguisé. On croit approcher de la conclusion, mais soudain, Fripp nous refait le coup du jazz metal, inventé en 1969 et mort pendant des décennies avant que des fous scandinaves et floridiens ne le ressuscitent. C'est brutal, violent, et surtout c'est très bref. A peine le temps de digérer la montée d'adrénaline que cette fois, le thème principal, tout en gloire et majesté, est de retour pour de bon, et c'est le grand final. On sent Wetton se démenant comme un dingue sur les quelques notes qu'il a à jouer, à tel point que le son ahurissant de sa basse couvre presque les autres instruments.

Ainsi se termine ce chef d’œuvre absolu, pierre angulaire du metal, du prog, du metal prog, du jazz metal, et les autres. Des musiciens fous furieux, d'un niveau d'exécution rarement atteint, une qualité d'écriture magique même si elle n'est pas le point fort de l'album. Le point fort de Red, par un étonnant paradoxe, c'est sa noirceur, sa profondeur inquiétante, ses abysses démoniaques sans que pour autant le Diable ne soit invoqué. Un album violent, pas le pire bien sûr (Metal Machine Music de Lou Reed fait mal aux oreilles, littéralement), mais une violence assourdissante et effrayante. Voilà le vrai génie.

0 Comments 20 février 2014
Whysy

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