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Raconter l'histoire du rock progressif sans évoquer longuement Genesis serait comme rédiger une anthologie de la littérature fantastique sans mentionner Poe ou Lovecraft, ou comme aller en Belgique sans manger de frites. On ne peut pas laisser de côté ces œuvres éternelles que sont Supper's Ready ou The Musical Box, on ne peut pas non plus faire l'impasse sur les textes de Gabriel ou le jeu de Hackett. Groupe complet s'il en est, dont la longue histoire est jalonnée de succès commerciaux et d'albums splendides, Genesis est une institution du rock britannique, un monument, un must-have. Tout mélomane digne de ce nom se doit de posséder un album de Genesis dans sa discothèque, et si ce ne devait malheureusement en être qu'un seul, je vous propose celui-ci.

Formé en 1967 de la fusion de deux groupes de la Charterhouse School, Garden Wall et The Anon, le groupe se compose à l'époque de cinq élèves de cette école huppée du Surrey : Peter Gabriel, Tony Banks, Michael Rutherford, Anthony Phillips et Chris Stewart. Repérés par Jonathan King en 1968, celui-ci les nomme Genesis et les fait signer chez Decca, où ils enregistrent une série de morceaux dans le style pop-folk que pratiquent notamment les Bee Gees à l'époque. Sorti en 1969, From Genesis To Revelation est un échec commercial, dû à l'inexpérience des jeunes anglais, aux goûts douteux de King en matière d'arrangements et à une distribution au rabais.



Comme souvent dans ce genre d'histoires, il aura fallu un peu de chance pour débloquer l'aventure. Le légendaire Tony Stratton-Smith, qui vient en 1969 de fonder sa propre maison de disques, Charisma Records, pour pouvoir signer et faire enregistrer les groupes dont il est le manager à l'époque (principalement The Nice et Van Der Graaf Generator), assiste à plusieurs concerts de Genesis, et ceux-ci lui tapent dans l’œil. Ils avaient déjà, dès ce moment-là, abandonné ce style kitsch de leurs débuts, et s'étaient attelés à la réalisation de morceaux plus longs et complexes, dans la lignée de groupes qui faisaient un tabac à l'époque, et dont la figure de proue était alors King Crimson. Soucieux de protéger leur nouvelle identité et leurs intérêts musicaux, ils signent avec Charisma, et enregistrent en 1970 Trespass, leur premier véritable album.



Œuvre pastorale, épique et collective, Trespass est une merveille de prog balbutiant, et d'ambiances éthérées et solennelles. On notera tout de même un seul accroc, et de taille, à cette atmosphère acoustique : The Knife, longue pièce agressive, aux orgues puissantes et aux guitares violemment distordues, est un chef d’œuvre de ce style proto/hard-prog, dans la lignée de 21st Century Schizoid Man, et qui ne fera que peu d'émules avant de longues années. C'est à ce moment-là, après la sortie de l'album, que va se former le Genesis légendaire de la période dorée, lorsque le groupe, déçu des performances de son nouveau batteur, vire Chris Mayhew, et enregistre également le départ d'un de ses membres fondateurs, le guitariste Anthony Phillips. Celui-ci, paralysé par le trac et souvent malade, préfère laisser la place, et les trois membres restants organisent alors des auditions pour se trouver de nouveaux batteur et guitariste.

Encore un coup de bol, ils ne tombent pas sur deux blaireaux mais bien sur deux musiciens dont l'influence sur le rock et la pop, voire le metal dans le cas de Steve Hackett, va s'avérer prépondérante par la suite. Mais pour le moment, Steve Hackett et Phil Collins sont relativement inconnus, et c'est donc dans un certain anonymat que Genesis enregistre son troisième album en 1971, Nursery Crime, aux ambiances délicates, ponctuées d'arpèges d'orfèvres et de moments héroïques, comme la fin de The Musical Box ou le sublime Harlequin.



En 1972 paraît Foxtrot, et on commence à assister à un certain engouement autour de ce groupe très particulier, fait de performances techniques et mélodiques impressionnantes et d'un jeu de scène théâtral et extraverti dont Gabriel est le maître d’œuvre. L'album, puissant et carré, contient la célèbre pièce Supper's Ready, longue de 23 minutes, qui est un patchwork cohérent de sept sections magistrales, aux ambiances très différentes et qui sera salué par la critique, même si le succès reste encore modéré.

Il faudra attendre donc l'année 1973 pour voir Genesis atteindre enfin un important succès commercial, et une réussite critique totale, avec l'album Selling England By The Pound. Le groupe se compose des cinq lascars qui forment le Genesis classique et légendaire. Peter Gabriel est au chant, joue de la flûte et compose la majeure partie des textes. Phil Collins, au sommet de son art, est à la batterie et aux chœurs, et chante également sur More Fool Me. Tony Banks, aux claviers et aux chœurs, possède à peu près toute la collection : piano, orgues, Moog, Mellotron, et même un peu de guitare. Michael Rutherford, quant à lui, se charge des basses, de guitares rythmiques et même un peu de sitar électrique. Enfin, Steve Hackett est à la guitare électrique principale, et s'occupe de faire découvrir le tapping à toute une génération de futurs guitar heroes, tels Eddie Van Halen et Yngwie Malmsteen.

Sur cet album, le son est tout simplement magique, et n'a pas vieilli d'une ride. La production au cordeau, assurée par les soins du groupe et du magicien John Burns (que l'on avait déjà entendu sur Aqualung, de Jethro Tull), amplifie littéralement la qualité d'écriture exceptionnelle des cinq fantastiques.



Je me rappellerai toute ma vie de ce soir de 1993 où mon père, pour accompagner une partie d'échecs que je faisais avec lui, met un vinyle sur la platine, et envoie le premier morceau. Ce fut un putain de choc, et je suis tombé amoureux, ce soir-là, de Genesis, de toute la bande, et ces cinq fabuleux créateurs sont alors devenus, en l'espace de quelques minutes, mon groupe préféré jusqu'à ce jour.

Deux minutes auront suffi, en fait. Le début de Dancing With The Moonlit Knight est sans doute une des plus belles pièces de mélodie jamais écrite par quelqu'un d'autre que Lennon ou McCartney, et je pense que n'importe quel membre de Yes donnerait toute sa disco juste pour avoir eu le plaisir de compter parmi ses œuvres le thème mélodique principal du morceau, un court enchaînement de notes, à la fois léger et tragique, et qui propulse instantanément le groupe au rang des grands mélodistes de ce siècle. Mais Genesis sait se faire solennel et progressif aussi, ils ne sont pas l'un des groupes phares du mouvement pour rien ; le refrain, épique et d'une structure complexe, montre le talent majeur des anglais, la pierre angulaire de leur œuvre, leur modus operandi : le songwriting.



Il n'a jamais été question, avec Genesis, de sortir les crocs ou autre chose, ou de faire un étalage de talent technique. Genesis, c'est une affaire de mélodies. Bien sûr, les morceaux sont excellemment exécutés. Évidemment, certains riffs envoient du bois, et les structures se complexifient au gré des albums, se rallongent ou se raccourcissent, et les thèmes abordés n'ont pas grand chose à voir avec des chansons pour midinettes.

Mais surtout, et vous l'entendrez tout de suite en écoutant Dancing With The Moonlit Knight, et c'est quelque chose que Keith Emerson ou Rick Wakeman n'ont jamais vraiment compris (à moins que ce ne soit qu'une question de talent), il y a des mélodies magiques en veux-tu en voilà, des gimmicks formidables à chaque partie, chaque ligne. C'est sur cet album que c'est le plus marquant, et c'est pour cette raison que je l'ai choisi. Évidemment, The Lamb Lies Down On Broadway est un autre genre de chef d'oeuvre, conceptuel, plus arty et complexe, mais j'ai toujours préféré la concision et surtout la pureté mélodique et le son exceptionnel de Selling England By The Pound.



Ce sont vraiment ces deux éléments qui marquent le plus à l'écoute de cet album. L'intro de Firth Of Fifth, au grand piano, vous donnera une idée du talent d'écriture d'un de mes chouchous, Tony Banks. Ce mec est juste un putain de tueur : sans avoir l'air d'y aller, tout en discrétion et flegme britannique, il assume ses carences techniques, et met un accent lumineux sur ses qualités mélodiques, et sa capacité merveilleuse à tisser des ambiances superbes. Sur le même morceau, son Moog fera des merveilles, avant d'être relayé par le grandissime Steve Hackett, sur lequel nous allons nous attarder un peu.

Il est peu de guitaristes aussi méconnus du grand public, mais pourtant aussi influents dans le milieu, et dont le jeu varié et superbe ne lasse de nous ravir. Sur Firth Of Fifth, il est puissant et aérien, dans un solo légendaire, faisant pleurer sa six-cordes sur la structure harmonique ahurissante tissée par Banks et Rutherford. Quel son mes aïeux, mais quel son ! Tout en toucher, tout en jeu de puissance sonore, sa patte est épaisse sur ce solo, comme un gros pinceau impressionniste, gravant les tables du soft prog, et inventant du même coup (en collaboration avec Gilmour) Brian May et Mark Knopfler. Sur After The Ordeal, il nous dévoile également son talent de guitariste classique, que l'on avait déjà entendu sur Horizon's, courte pièce de guitare solo présente sur l'album Foxtrot. Et enfin, et c'est par là qu'on avait commencé, il popularise des techniques jusqu'alors peu connues et réservées au jazz fusion, comme le tapping, sur le dantesque Dancing With The Moonlit Knight.



Sa technique est ébouriffante, mais, comme il est dans Genesis, et au même titre que Collins, on ne l'entend guère, à moins d'être guitariste soi-même, car elle est au service du son et de la mélodie. Ça rappelle Dave Gilmour oui, et même si leurs styles s'opposent assez franchement ils ont en commun cette recherche du son parfait, et jouent au feeling, sans se soucier du nombre de notes à la minute.

Il en est un autre qui a mis, sur cet album, sa technique individuelle au service du collectif. Un autre qui est souvent décrié pour avoir commis nombre de bouses en solo, et qui est un des artistes, carrières solo et en groupe confondues, le plus vendeurs de l'histoire. Je parle, vous l'aurez compris, de Phil Collins.

Je voudrais ici réhabiliter quelque peu cet homme, dont je n'ai pas besoin de préciser qu'il est une crème et un showman foudroyant, en plus d'avoir écrit une flopée de tubes de qualité variable. Il convient de se rappeler qu'en 1973, lorsque sort Selling England By The Pound, Phil est un des batteurs les plus en vue du monde, en premier lieu par sa technique exceptionnelle. Il suffit de l'écouter sur The Cinema Show, le mec est un récital à lui tout seul. Et pourtant, jamais, à aucun moment il ne fait d’esbroufe. Prenons un petit exemple. Pendant les années de mon adolescence où j'étais batteur, Phil était mon idole, et un court morceau attirait à chaque fois mon attention. Situé à la fin de l'album, Aisle Of Plenty est une reprise des thèmes présents sur d'autres morceaux, notamment celui de Dancing dont nous avons déjà parlé. Sur cette chanson d'à peine une minute et trente secondes, la batteur fait l'entière démonstration de son talent. Sec, fin, précis, alternant ghost notes et roulements furtifs, jonglant entre son charley et la cloche de sa ride, il lâche quelques coups de toms fabuleux, dont le son authentique fait discrètement résonner le timbre de sa caisse-claire.



On est à des années-lumières de Billy Cobham et pourtant, je met au défi n'importe quel batteur d'atteindre un tel climax de résonance et de finesse technique. Pour faire court, Portnoy serait totalement incapable de jouer un truc pareil : Phil, à l'image de Jeff Porcaro, est un esthète du jeu, un artiste.

C'est le cas des quatre autres membres de Genesis, et ils vont le démontrer cent fois sur Selling England By The Pound. Epique, planant et complexe sur The Battle Of Epping Forest, The Cinema Show et Firth Of Fifth, puissant et plus direct sur Dancing With The Moonlit Knight, le groupe sait aussi se faire mélancolique et léger, avec More Fool Me et After The Ordeal. Enfin, I Know What I Like (In Your Wardrobe) fera une belle carrière dans les charts britannique, offrant enfin au groupe une visibilité méritée sur la scène prog des seventies.

Enfin, dernier point que je souhaiterais aborder concernant ce groupe mythique (désolé je sais que ça commence à être long, mais bon, vous me comprenez, c'est Genesis), le cas Peter Gabriel. Gabriel est un artiste d'une intelligence et d'une créativité rares, et il le montre en signant la majorité des textes du groupe : ironique, grinçant et typiquement britannique, Gabriel est un conteur, de facture plus classique que Ian Anderson de Jethro Tull, mais ô combien plus talentueux que la grande majorité de ses congénères prog de l'époque.



Son art prendra une tournure plus complexe et contemporaine sur le magnifique The Lamb Lies Down On Broadway, qui sera sa dernière apparition au sein de Genesis. En 1974, il annonce au groupe son départ, pour des raisons personnelles et artistiques. Après avoir quelque temps cherché un chanteur, le groupe se décide alors à embaucher, au poste de frontman, Phil Collins, qui avait déjà chanté pour le groupe sur deux albums, et enregistre à quatre les deux chefs d’œuvres que sont A Trick Of The Tail, publié en février 1976, et Wind & Wuthering, publié en décembre de la même année. Ces deux albums, auxquels on peut ajouter ...And Then There Were Three... publié en 1978 sans Steve Hackett, forment une trilogie qui marque l'évolution de Genesis vers un style plus abordable mais pas encore vraiment commercial, créant ainsi le soft-prog ou néo-prog, dont s'inspireront plus tard Marillion, Pendragon ou Arena : des morceaux moins complexes, moins esthétiques, et des ballades.

A partir de Duke en 1980, les trois mousquetaires Banks, Rutherford et Collins vont devenir le Genesis que tout le monde connaît, une machine à tubes qui remplit les stades. Abacab (1981), Genesis (1983), Invisible Touch (1986) et We Can't Dance (1991) sont d'excellents albums, un peu trop marqués par la production de l'époque mais qui démontrent ce que je disais plus haut, à savoir que les cinq de Genesis en 1973 avaient en eux autant de mélodies tubesques et de bonnes chansons, ce qui sera également le cas pour Gabriel et sa carrière solo, ainsi que celle de Collins.

A noter enfin l'honorable Calling All Stations avec Ray Wilson au chant, et surtout les excellents albums live dont Genesis a doté sa discographie : de Genesis Live en 1973 au double The Way We Walk en 1992, en passant par Seconds Out (le meilleur, en 1977) et Three Sides Live (1982).



Souvent cité en exemple pour sa première partie de carrière dans le domaine du rock progressif, Genesis aura su évoluer avec son temps et devenir les fourbisseurs de hits planétaires que l'on connaît. Il est évident que, pour les puristes prog et les amateurs de son seventies, l'ère classique 1970-1976 revêt un caractère plus créatif et fourni, plus développé et d'une meilleure qualité technique. Pour autant, l'esprit Genesis et les géniales compositions de ce duo magique formé par Banks et Rutherford  restent, même dans les années 80, une référence pour de nombreux artistes, mais aussi un immense plaisir pour tous leurs fans et auditeurs.

0 Comments 02 juillet 2012
Whysy

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