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Londres, le 27 juillet 2012, devant mon poste de télévision strasbourgeois. La cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques bat son plein, et alors qu'un série de feux d'artifices illumine le trajet reliant la Tamise à l'Olympic Stadium, retentit, à mon plus grand bonheur, Eclipse, de Pink Floyd. Quelle joie, quel bonheur, de crier à tue-tête « All that you touch, all you see », jusqu'au fameux « and everything under the sun is in tune, but the sun is eclipsed by the moon ».

Ma joie sera un peu moindre, deux semaines plus tard, lorsqu’Ed Sheeran, accompagné pourtant de deux de mes héros musicaux, Mike Rutherford et Nick Mason, donnera lors de la cérémonie de clôture une version bien plan-plan de Wish You Were Here, transformant cette déchirante complainte de Waters en l'honneur de son ami disparu des radars en ballade sirupeuse pour teenagers. Ces mêmes teenagers se déchaineront en l'espace de quelques minutes sur Twitter, saluant ce qu'ils croient, dans leur ignorance crasse, être un nouveau morceau du triste Sheer(an).

Il ne m'en fallait pas plus pour libérer la colère du dieu vengeur qui sommeille en moi: je m'en vais de ce pas réunir les peintres, les flutistes, les prisonniers, et ça va briller grave.

Il n'était pas concevable, de toute façon, d'envisager une saga du prog sans parler du vaisseau Floyd. Même si, à proprement parler, et selon les canons établis par King Crimson, Genesis et Yes, Pink Floyd ne joue pas vraiment de rock progressif. C'est même difficilement définissable: un mélange de folk britannique et de LSD dans les années 60, du rock spatial rallongé et très produit dans les années 70, une pop lourde et efficace dans les années 80 et 90, Pink Floyd est de plusieurs chapelles, sans vraiment les réunir autrement que par la simple force de son nom, devenu marque musicale tellement il a été copié. Difficile d'imaginer que High Hopes et Bike sont sur le même Best Of et pourtant c'est le cas, l'un à la suite de l'autre.

Le fan du Floyd intégral, de 1966 à nos jours, est donc nécessairement un tant soit peu ouvert d'esprit, et apprécie les diverses ambiances mélodiques, les diverses façons de Waters de traiter sa propre paranoïa, les divers jeux de guitares, et les divers sons de batterie. C'est ce qui permet d'intégrer Pink Floyd à une saga sur le rock progressif: la variété des sujets abordés et des manières de le faire sont une des caractéristiques principales de ce style, en bref, le mélange des genres.

Quittons donc les olympiesques cérémonies et reprenons du début.



Cambridge, Royaume-Uni, début des années 60. Dans la célèbre ville universitaire habitent trois amis, encore adolescents, et qui ensemble se mettent à la guitare, s'inspirant de leurs idoles blues et soul américaines. Ces trois garçons, vous les connaissez bien: il s'agit de Syd Barrett (né Roger Keith Barrett en 1946), Dave Gilmour (né David Jon Gilmour en 1946) et Roger Waters (né George Roger Waters en 1943). Leurs chemins se séparent rapidement: au cours de ce début de décennie, Waters rejoint Londres pour faire des études d'architecture à la Regent Street Polytechnic, où il rencontre Nick Mason (né Nicholas Berkeley Mason en 1944) et Rick Wright (né Richard William Wright en 1943). Barrett, de son côté, est aux Beaux-arts, et Gilmour part en France vivre en hippie bohème.

Au printemps 1966, après plusieurs essais infructueux, le groupe se forme autour de Barrett (guitare et chant), Waters (basse), Wright (claviers) et Mason (batterie). Il commence à tourner, notamment dans la région de Cambridge, et prend le nom de The Pink Floyd Sound, en hommage aux deux bluesmen Pink Anderson et Floyd Council. C'est au célèbre UFO Club de Londres, où le groupe joue fréquemment, qu'une solide réputation d'avant-garde psychédélique s'installe pour les quatre britanniques. Cette notoriété naissante leur offrira un passage télé et dans la foulée ils sont signés par EMI, en mars 1967. Les choses s'accélèrent alors: deux singles sortent, Arnold Layne et See Emily Play, et le 5 août 1967 paraît leur premier album, The Piper At The Gates Of Dawn.

Le joueur de cornemuse aux portes de l'aube, (nom tiré du roman de Kenneth Grahame « Le Vent Dans Les Saules »), est un manifeste psyché typiquement britannique, aux accents folk et aux paroles carrolliennes. Onze morceaux, tous composés par Barrett sauf les deux instrumentaux où le groupe entier est crédité et une chanson de Waters. Résolument expérimental, l'album mêle séances d'impro, comptines délirantes et riffs agressifs (pour l'époque).



Malheureusement, Barrett est schizophrène, et son addiction pour les drogues dures qui circulent librement à l’époque, ainsi que ses crises d’angoisse et son stress maladif par rapport à la vie de groupe de rock rendent sa collaboration avec le groupe impossible. Début 1968, le groupe intègre Gilmour pour soutenir Barrett, qui sera définitivement écarté en avril. Il ne participe donc que très peu au second album de Pink Floyd, A Saucerful Of Secrets, qui ressemble tout de même au premier, mais marque la fin d’une époque. Leurs singles sont des échecs commerciaux, et le groupe décide donc de se concentrer sur des albums mieux construits et complexes. Ce sera le cas avec Ummagumma, qui pourtant sera bien trop construit et bien trop complexe. C’est comme s’il avait fallu au groupe sortir cet album, à l’extrême opposé des deux premiers, pour ensuite se recentrer et commencer à écrire de vrais albums, avec de vrais morceaux. Avec les bandes originales des films More et Zabriskie Point, sorte de manifestes hippies de l’époque, on clôt en 1969 la période psychédélique de Pink Floyd.

Il est difficile aujourd’hui de dire ce qui reste de cette période, surtout dans l’esprit de ses principaux protagonistes. Le départ de Barrett va avoir comme double conséquence l’affirmation d’un style très différent avec le son et la voix de Gilmour, mais aussi la prise de pouvoir idéologique de Waters, qui sera dorénavant la tête pensante de Pink Floyd. Cette rupture se fait dans la douleur, et le groupe ne sera jamais vraiment équilibré, balançant entre volonté commerciale, rejet du management mainstream, et même musicalement cette ambivalence se ressentira assez fortement : difficile d’imaginer que seules cinq années séparent Atom Heart Mother et Wish You Were Here. C’est également dû à l’esprit des seventies, où évolution et expérimentation sont les maîtres mots du rock, jusqu’en 1976.

Entre 1970 et 1971, le groupe sort deux albums flamboyants et très différents l’un de l’autre, et cette évolution brutale est le symbole du changement d’époque que représente ce tournant de décennie. S’ils sont, dans leur structure, tout à fait semblables (une face avec une longue pièce prog, l’autre avec quatre morceaux plus pop), les contenus et surtout le son s’opposent radicalement. Atom Heart Mother, sorti en octobre 1970, est encore très teinté de grandiloquence proto-prog, et son intensité dramatique semble surjouée par moments. On sent que les gars ont découvert King Crimson, et que ça leur a fait un sacré choc. Il contient également des passages expérimentaux situationnels (Alan Psychedelic’s Breakfast), qui seront les derniers du groupe, dans un esprit encore très hippie ou beat generation. Les prochaines expériences du groupe se feront sur le son lui-même, et plus vraiment sur la structure ou le sujet des morceaux.



De son côté, Meddle, paru en novembre 1971, est plus construit, moins baroque et fait entrer le groupe dans la cour des grands, dont il ne sortira plus jamais, si ce n’est pour accéder au statut de mythe. Obscured By Clouds, bande originale du film La Vallée, confirme en 1972 cette direction plus prog et feutrée, plus lente et développée.

Le mythe Pink Floyd se forge alors par la parution d’un des albums les plus célèbres de l’histoire, The Dark Side Of The Moon. Il restera plus de sept cent semaines dans les charts américains (14 ans), record historique, et c’est également le deuxième album le plus vendu de tous les temps.

Il y en aurait des choses à dire sur Dark Side Of The Moon, à commencer par le fait que la qualité d’écriture déployée sur l’album ne connait que peu d’égaux dans l’histoire de la musique moderne. Mais on peut aussi dire que l’album, longtemps moqué pour sa condition de testeur d’enceintes et de matériel hi-fi, est très largement surproduit. C’est Pink Floyd qui assure le poste de producteur, assisté par l’ingénieur du son Alan Parsons, dont le CV est déjà impressionnant (il a bossé sur Abbey Road et Atom Heart Mother). Malgré les talents évidents du groupe, il me semble qu’un « Dark Side Naked » ne serait pas du luxe. J’ai même envie de dire, si vous me permettez cette expression odieuse : « dégagez-moi ces gonzesses ». Et surtout la Torry. Et c’est bien dommage que tout ceci, car cette prod parfois ampoulée nuit grave à certains morceaux, qui sont juste absolument géniaux. Time par exemple, ou Us & Them. Le plus troublant c’est que ce besoin de produire à l’extrême chaque seconde de l’album va donner des effets géniaux, les passages instrumentaux ou expérimentaux par exemple, et le son, bien évidemment, est énorme. C’est juste les nanas qui cassent un peu l’ambiance. Ce qui est sûr, c’est qu’on a perdu le Floyd happy-hippie de la fin des sixties, et vous aurez constaté avec moi que l’album ne s’appelle pas The Bright Side Of The Moon. Les thèmes développés sont sombres, cyniques, et bien sûr, vous l’aurez deviné, ils sont l’œuvre de Roger Waters.



La noirceur glaciale du propos de Roger Waters va s’amplifier avec l’album le plus clinique de Pink Floyd, Wish You Were Here, qui paraît le 15 septembre 1975.

Alors au sommet de sa gloire internationale, le groupe est déboussolé, perdu face à ce maelström médiatique, et la plus grande confusion règne. Le groupe, et surtout Waters, semble nourrir un profond sentiment de culpabilité et de dégoût à l’idée d’être devenu des rockstars, notamment par rapport au tragique destin de Syd Barrett, dont l’ombre plane toujours sur Pink Floyd. L’album sera donc à la fois un hommage à Syd et un violent réquisitoire contre l’industrie musicale et la société du spectacle en général.



Fruit d’un travail chaotique, d’un enregistrement douloureux et fortement perturbé par les humeurs des membres du groupe, Wish You Were Here dégage une atmosphère inquiétante et glacée, aux antipodes des sons (trop) chaleureux de Dark Side. Parti fonder son Project, Parsons n’est plus dans le coup, et le groupe engage un ingénieur inexpérimenté pour les seconder. L’anecdote célèbre de la visite impromptue de Barrett aux studios d’Abbey Road est en réalité triste et éprouvante pour les membres du groupe. Barrett est gros, sale, tient des propos incohérents et s’en va en ayant dit au-revoir à personne. Ce sera la dernière fois qu’il sera vu par un des membres du groupe. L’influence de cette visite sur l’album est sujette à caution : le mix était a priori terminé, et sa présence alors que deux morceaux (Shine On You crazy Diamond et Wish You Were Here) lui sont adressés plus ou moins directement semble plutôt relever d’un troublant hasard.

L’album en lui-même est très lent, et contient donc quatre morceaux, dont l’un est séparé en deux parties. Sur la face A, Shine On You Crazy Diamond (parties 1-5) et Welcome To The Machine. Pour la face B, Have A Cigar, Wish You Were Here et Shine On You Crazy Diamond (parties 6-9). Il est intéressant de constater que les deux faces sont totalement remplies en termes sonores, la seule cassure étant donc entre Welcome To The Machine et Have A Cigar. Les autres morceaux s’enchainent au moyen de bruitages divers, et il y a fort à parier que si cet album avait été enregistré pour un CD, il n’y aurait aucune coupure.

Froid, lent, mais en même temps majestueux et puissant, cet album est une ode à la patience, et se développe selon deux axes, auxquels n’échappe que le morceau titre, Wish You Were Here.

Celui qui nous apparaît en premier est évidemment la luminosité de Shine On You Crazy Diamond, dont le riff de guitare célébrissime est devenu au fil des années synonyme de cool. L’ensemble, dans la première partie avant le chant, est particulièrement épuré, le jeu de basse et la batterie de Mason étant réduits au minimum. On raconte d’ailleurs que Mason, en plein divorce, était tellement peu motivé à jouer que c’est ce qui explique cet extrême dénuement percussif, ce manque total de groove.



Etrange comme les légendes tiennent à peu de choses. On se souviendra, dans ce morceau mythique, de la performance exceptionnelle de Dave Gilmour, qui est à l’époque au sommet de son art et qui devient, même si cette étiquette aurais déjà pu lui être accolée auparavant, un membre du gotha des guitaristes rock. L’amour de Floyd pour le blues se fait ressentir encore une fois sur ce Shine, après les célèbres passages d’Atom Heart Mother mais surtout l’immense Echoes. Et puis il y a, après le couplet qui permet à Waters d’exprimer tous ses regrets à propos de quelqu’un qui brillait, trop fort, et trop vite (il s’en défendra mais le doute n’est pas permis, c’est Barrett), il y a, après cet éclat de splendeur et cette réminiscence des grands chœurs d’Atom Heart Mother et Dark Side, il y a un des meilleurs moments de la carrière de Pink Floyd, le retour de Dick Parry au saxo, et le passage de Gilmour aux arpèges sur sa Strato. D’abord chaloupé et balancé, le blues se fait boogie, et le groupe accélère, accompagnant la magnifique performance de Parry, juste ce qu’il faut de contemporain, et ce qu’il faut de classique, un solo de sax parfait. Elles ne sont que deux mais ce sont deux minutes exceptionnelles, éclairées, éthérées, où l’hommage se fait heureux, où l’on semble surtout se rappeler des bons moments, en s’appesantissant moins sur l‘absence de l’être cher.

La positivité de ce message musical sera brutalement foulée aux pieds par Welcome To The Machine, l’un des morceaux les plus inquiétants et grinçants de Pink Floyd et du rock de l’époque.



Rick Wright, qui avait introduit quelques notes de Moog dans le sublime Any Colour You Like sur Dark Side, en a fait son instrument majeur pour Wish You Were Here, aux côtés d’autres synthés dont le ARP ou le fameux EMS VCS 3, délaissant donc le piano et le Hammond, jusque là ses armes favorites. Et puisque ce morceau ne s’appelle pas « Bienvenue dans le Verger Fleuri » mais effectivement « Bienvenue dans la Machine », Wright et Waters vont mettre le paquet sur les effets inquiétants, à la limite de la dissonance, surtout dans le solo de fin de morceau. L’idée n’est justement pas dans ce morceau d’intégrer les synthés à l’ensemble, dans un souci d’harmonie, mais de les mettre en avant, aussi laids soient-ils. On notera également le superbe changement rythmique d’un morceau dont le couplet est en binaire, martial et carré, pour en souligner l’aspect dystopique, et dont le refrain glisse subtilement en ternaire. L’oreille avertie distinguera également certains moments où les coups répétés de clavier restent en binaire alors que des guitares 12 cordes se répondent en ternaire, créant un chaos organisé du plus bel effet. Le groupe avait déjà démontré son habileté à maîtriser les changements de rythme sur Money mais ici, l’efficacité et la discrétion du travail d’orfèvre des architectes floydiens est à son paroxysme.

Et Waters d’y aller de son ton criard, apostrophant les patrons du music-business, et délivrant son message d’une phrase incroyable :

«What did you dream ? It’s alright we told you what to dream. »

La mise en abyme est saisissante, et les deux morceaux, Welcome To The Machine et Have A Cigar, se font écho même si le ton est différent. En effet, si Have A Cigar est clairement autobiographique (« oh by the way, which one’s Pink ?), on peut aussi se poser la question de cette machine, tant décriée par Waters, dont on connaît le goût pour l’auto flagellation (a posteriori surtout, après avoir écouté The Wall, sorti 4 années plus tard). Cette machine, c’est aussi Pink Floyd, entité qui devient de plus en plus insaisissable, et que le groupe ne contrôle plus, à mesure que la légende grandit. D’ailleurs, parler de « groupe » pour désigner Waters, Gilmour, Wright et Mason en 75 n’a déjà plus beaucoup de sens.

Ce sera encore plus évident avec Animals, qui verra naître les premières vraies tensions au sein du groupe. Mais revenons à Have A Cigar.

C’est donc Roy Harper qui chante ici, Roy Harper le barde britannique, qui faisait du folk déjà en 1965, et se trouvait donc en train d’enregistrer à Abbey Road en même temps que les Floyd. Waters et Gilmour, n’étant pas satisfaits par le duo qu’ils enregistrent pour ce morceau, sont à court d’idées, et Harper est appelé à la rescousse, ce que Waters regrettera plus tard. Il ne s’agit donc pas d’un hommage au génie du chanteur folk, comme l’avait fait Led Zeppelin avec (Hats Off To) Roy Harper, mais bien d’un pur hasard. Et au final, de manière bien étrange, si on met de côté The Great Gig In The Sky (une très bonne idée d’ailleurs), le seul morceau du groupe chanté par quelqu’un d’autre que Waters, Gilmour, Wright ou Barrett.

Là où Welcome To The Machine était glacial et cinglant, lent et ampoulé, Have A Cigar nous raconte la même histoire, mais sous le mode de l’ironie, sur encore un blues de mid-tempo. Soyons honnête, si on a tutoyé les sommets avec Shine et Machine, Cigar nous remet un peu au niveau des simples mortels, avec ce morceau excellent, même génial par moments mais en dessous du niveau du reste de l’album.



Ce n’est pas le cas de Wish You Were Here, morceau qui pourrait incarner à lui seul la carrière de Pink Floyd. Une base rythmique simplifiée à l’extrême, des accords de base, un texte poignant, un tempo calme et une prime à la mélodie, même si sa mise en avant est toujours parcimonieuse : ici, plus de lignes de chants qui s’entrelacent comme à l’époque d’Atom Heart Mother, chaque instrument assure le lead tour à tour. En l’occurrence, sur cette magnifique ballade mélancolique, ce sont la guitare sèche de Gilmour et son chant. C’est aussi un grand moment de bidouillage : depuis Dark Side surtout, mais c’était déjà présent dès le premier album de Pink Floyd, le groupe aime triturer le résultat final en y incorporant des éléments sonores non musicaux, ou étrangers au groupe. On se souvient bien des phrases et rires qui parsèment le légendaire album pyramidal, et ici, sur Wish You Were Here, c’est la radio de Dave Gilmour qui sert de magnéto, avec notamment l’inclusion célèbre d’une symphonie de Tchaikovsky. Il serait long et inutilement chiant de lister tous ces petits éléments de bricolage sonore, et ce serait les dénaturer car ils ne sont surtout pas là pour être listés. Bien sûr, il y a des hommages, disséminés ici et là, mais cet album, plus que tous les autres, est à prendre dans son ensemble.

J’ai souvent parlé de cohérence, de logique d’ensemble, et cette notion peut sembler absconse quand il ne s’agit pas d’un album concept. Ici, c’est surtout la musique qui est en cohérence totale. L’album s’écoute d’une traite, il a été conçu dans ce but, et il parait difficile d’en retirer un morceau, ou d’en pointer un autre pour des raisons commerciales. Bien sûr, Wish traite de thèmes précis : la folie, l’absence, et la défiance/haine du show-business. C’est l’album de la fin des illusions, où Waters découvre réellement à quel point le groupe a transformé ses amis en ennemis de l’intérieur, amplifiant ainsi son sentiment paranoïaque. Dans ce sens, c’est un album fondateur, car les trois albums qui suivront, dont seuls deux sont interprétés par le groupe en entier (Wright n’apparaît pas sur The Final Cut), ne seront qu’une démonstration supplémentaire de cette défiance devenue rejet de la part de Waters, et de ce que l’on appelle communément sa « prise de pouvoir ».

Sans vouloir polémiquer, et sans trop en rajouter sur l’admiration que j’éprouve pour le bonhomme, il me semble difficile de considérer Waters comme l’odieux dictateur qu’il est censé être. C’est un peu comme avec McCartney : il y avait un vide en termes de leadership, le bateau tanguait et il a fallu que quelqu’un prenne les rênes et fasse des propositions de projets, sans quoi c’était le naufrage. On dira ce qu’on voudra, mais si Waters n’avait pas « pris le pouvoir », Pink Floyd pouvait très bien s’arrêter en 74, et là plus de Wish You Were Here, ni d’Animals et The Wall. On reproche également à McCartney d’avoir fait, fin 1967, une OPA agressive sur les Beatles, notamment par le biais du film Magical Mystery Tour, dans le but de combler le vide émotionnel et créatif laissé par le décès de leur manager Brian Epstein. Mais s’il ne l’avait pas fait, les Beatles auraient très bien bu imploser dès 1968, et là encore, pas de White Album, ni de Let It be ou Abbey Road. Bien sûr, cela n’aurait guère changé la face du monde, mais à l’écoute de ces chefs d’œuvre je ne regrette rien de ces attitudes que l’on a pu juger, sans nécessairement avoir tort (les deux ne sont pas incompatibles), uniquement guidées par un besoin commercial.



C’est donc vers toujours plus de froideur et de paranoïa que le groupe va se diriger avec Animals, en 1977, hâtivement inspiré de George Orwell. L’album est exceptionnel, bien sûr, mais on ne peut s’empêcher d’y sentir déjà un déséquilibre, entre un membre qui pousse pour accélérer encore, comme pour éloigner je ne sais quel spectre (la panne, la folie, en un mot : la mort), et les trois autres qui se laissent entraîner. Ce n’est pas encore l’album de trop, on y trouve moult moments magnifiquement floydiens, et puis le sublime Sheep nous montre Waters sous son meilleur jour, en digne héritier de Barrett, avec en plus cette violence qui lui appartient.

L’autobiographique The Wall, paru en 1979, est bien plus sujet à débat, et je vais donc couper court à toute tergiversation en vous donnant franco mon opinion : The Wall est un des meilleurs albums de l’histoire du rock, malgré ses longueurs et sa production un peu lourdingue, mais ce n’est plus un album de Pink Floyd. C’est en fait le premier album solo de Roger Waters, interprété par Roger And The Pink Floyd, si vous voyez ce que je veux dire. Il est énorme cet album, y a pas à dire, énorme est vraiment le bon mot. Au propre, comme au figuré. Et le somptueux final, The Trial, en est l’épitomé, le meilleur exemple d’opéra-rock qu’il m’ait été donné d’entendre, une leçon, Bob Ezrin, le célèbre producteur d’Alice Cooper, au sommet de son art. Et pourtant, c’est pachydermique, pesant, frelaté même par moments, mais quelle puissance ! C’est un brontosaure, un brontosaure vous dis-je, évidemment, essayez de faire danser la gigue à un brontosaure, c’est peine perdue. Et cette phrase, éternelle, fantastique, résume parfaitement la situation du groupe : « I sentence you to be exposed before your peers, tear down the wall. »

Par ce dernier gimmick, avant la ritournelle Outside The Wall, Waters enterre nos derniers espoirs : c’est fini, terminé, au revoir, fermez le ban, closing section, on éteint les lumières. Comme il le disait si bien dans le majestueux Hey You, douloureusement absent du film (ou peut-être est-ce une bonne chose, à débattre), « together we stand, divided we fall ». Le subtil double sens de cette phrase me laisse encore pantois, après quinze années d’écouter acharnée de ce morceau : est-ce la chute qui provoque la séparation ? Ou est-ce l’inverse ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que les aventures du Pink Floyd dans sa formation mythique se finissent en eau de boudin.

Richard Wright, le doux, calme et talentueux claviériste, se fait purement et simplement éjecter du groupe par Waters, pendant les sessions d’enregistrement de The Wall. Je n’étais pas né, et j’ai attendu une douzaine d’années avant d’apprendre ce fait, mais c’est comme si je l’avais encore en travers de la gorge. La raison ? Ils ne pouvaient plus se blairer, Wright était empêtré dans ses soucis personnels et Waters a menacé de tout foutre en l’air (le groupe et l’album) si Wright ne prenait pas la tangente. Divided we fall, comme disait l’autre.



L’histoire de Pink Floyd entre 1974 et 1994 est un petit traité de choses, histoires individuelles du capitalisme moderne, ou comment la réalité rattrape chaque rêveur, invariablement, et parfois même on se demande dans quelle mesure le rêveur en question n’a pas ralenti pour se laisser pécho.

Ainsi Wright est inclus dans le touring band de la tournée The Wall, en 1980-81, mais en tant que salarié : il le produit pas le show, n’est pas intéressé aux bénéfices, ne fait plus officiellement partie du groupe. De bénéfice il n’y en aura point : le budget pharaonique du tour transforme la machine en usine à gaz, et les trois membres du Floyd y laissent de sacrées plumes, sauf Wright. Là c’était presque du « together they fell, divided he stood ». Absent de The Final Cut, sans doute pour son plus grand bonheur, Rick Wright demande à Gilmour de le réintégrer au sein du groupe en tant que membre, pour l’album A Momentary Lapse Of Reason, 1987. Après négociation, Gilmour refuse, il ne peut pas (pour des raisons contractuelles), et ne veut pas (à cause des procès).

C'est-à-dire que, sous la pression de Waters qui a quitté le groupe en 85 et pensait que les deux membres restants ne s’en remettraient pas, une série de procès est intentée à Gilmour et Mason pour les empêcher d‘utiliser le nom de Pink Floyd. On ne peut, malgré sa mesquinerie absolue, que comprendre Waters : le nom Pink Floyd est un sésame absolu, même The Final Cut, album sombre et raté, se vendra moins bien mais atteindra la première place des charts. Et pourquoi? Parce que sur la pochette, malgré l’explication minable de la backsleeve (interprété par PF), sur la pochette donc, il est écrit « Pink Floyd – The Final Cut ».

C’est donc un gros risque que prennent Gilmour et Mason, en se lançant dans cette aventure. Pour des raisons contractuelles et légales, bien sûr, mais également musicales : ce sera le premier album de Pink Floyd sans Roger Waters, et ce n’est pas rien, loin de là. Epaulé par une batterie d’auteurs et Bob Ezrin, secondé par Wright qui apparaît sur l’album au même titre que les autres participants, le duo nous livre un album réussi, chaleureux, marqué par la production de l’époque, et très gilmourien évidemment, ressemblant beaucoup à l’excellent About Face, deuxième opus solo du guitariste, paru en 84. Les critiques mitigées n’empêcheront pas l’album de se vendre très bien, et la tournée mondiale qui suivra sera glorieuse. Ici, point de thème central, peu d’introspection, ce sont surtout de bons morceaux, notamment les énormes One Slip et On The Turning Away, aux côtés des tubes Learning To Fly et Sorrow.



On signale également le retour dans la conception de la pochette du mythique studio Hipgnosis et de son maestro Storm Thogerson, qui a signé toutes les pochettes de Pink Floyd entre 1968 et 1977, et auxquelles on peut ajouter A Momentary Lapse Of Reason donc, mais aussi Division Bell et la compilation Echoes.

C’est donc en 1994 que le public se verra offrir le point final de cette formidable aventure discographique, en ce qui concerne le matériel original, avec la parution du dernier album studio de Pink Floyd, The Division Bell. Gilmour y règle ses comptes avec Waters à sa manière : l’un avait lancé un procès, l’autre inclura quelques références subtiles dans des morceaux, je pense notamment à la phrase « on the day the wall came down » qui, même si elle fait référence à Berlin, est à double sens, et même à triple sens, puisqu’on se souvient du live de Waters donné là-bas. On retiendra surtout l’exceptionnelle qualité des morceaux, et le retour gagnant de Wright à la composition et, enfin, vingt années après The Dark Side Of The Moon, au chant.

The Division Bell, c’est l’histoire d’un miracle : la présence inexplicable de morceaux fantastiques pour un groupe qui atteint les trente années de carrière. Il n’y a guère d’exemple auquel on pourrait comparer cet album, Chaos & Creation In The Backyard peut-être, de Paul McCartney, en 2005, ou encore des Dylan de la fin du siècle, comme Time Out Of Mind (1997). En dehors de ces cas très particuliers, de tous temps (sauf en musique classique évidemment), il est établi qu’au bout d’une très longue période d’activité, aucun groupe n’est jamais parvenu de cette manière à renouer avec une telle qualité d’écriture et de production. Bien entendu, ce qui était révolutionnaire en 1973 est aujourd’hui très attendu : les petits bidouillages sonores, la production mastodonte, les solos fantastiques, tout cela ne surprend plus grand monde. Traitant principalement de la communication, cet album est donc considéré par les spécialistes comme l’anti-The Wall, qui traitait, je vous le rappelle, de l’absence de communication (« is there anybody out there ?»). On y trouve le tube devenu à son tour légendaire qu’est High Hopes, mais aussi des morceaux géniaux comme Poles Apart ou Coming Back To Life.

C’est évidemment avec une grande tristesse que l’on considère que ce grand album est le dernier, le dernier des grands, et le dernier tout court. Il est une conclusion magistrale, à la fois à l’immense carrière du groupe, mais également aux intenses années de turpitudes qui l’ont précédé. Après s’être brièvement réunis lors du Live 8 de leur ami Bob Geldof (acteur principal du film Pink Floyd : The Wall), les quatre membres du groupe font face à des rumeurs de reformation, que Gilmour fait taire rapidement, expliquant qu’il est trop vieux pour ces conneries. Enfin, ce ne sont pas ses mots exacts, mais vous m’avez compris.



Le triste, mais inévitable point final de l’histoire du Floyd sera marqué par les décès de Syd Barrett, en 2006, et celui de Richard Wright, le 15 septembre 2008, des suites d’un cancer.

Ainsi, le groupe entre définitivement dans la légende, puisqu’il semble établi qu’il ne sera plus jamais utilisé pour promouvoir de nouveau matériel, ou une nouvelle tournée. La réconciliation entre Gilmour et Waters leur aura permis de rejouer ensemble, notamment lors de la tournée The Wall Live où ils interprètent Comfortably Numb à l’O2 de Londres, et les juteux coffrets immersions parus en 2011 permettront peut-être à certains d’approfondir leur connaissance du groupe.

Plus qu’une éternelle vache à lait, Pink Floyd restera comme l’un des groupes préférés des humains de cette planète. Mondialement connu et apprécié, le groupe aura difficilement survécu aux affres personnelles de ses différents leaders, le génie ne se nichant que rarement chez des êtres doux et placides. Il fait partie de la substance de nos vies, et aura accompagné nombre de jeunes hommes et de jeunes femmes sur les chemins de leur existence, ponctuant chaque instant de ses phrases géniales, ses ambiances ouatées ou ses solos si caractéristiques. Un groupe unique, que personne ne déteste et que beaucoup vénèrent, avec cette particularité très spéciale : j’ai connu pas mal de métalleux qui crachaient volontiers sur tout ce qui n’était pas saturé, violent ou agressif, sauf Pink Floyd. Le groupe fédérateur par excellence.

On se souviendra pour toujours du génie maudit qu’était Syd Barrett, sorte de Rimbaud des temps modernes, de l’ego surdimensionné de Roger Waters, qu’il a su mettre au service d’une créativité sans précédent, du sens de la formule de Dave Gilmour, qui, d’une guitare, répondait à son génial comparse devenu ennemi intime, du calme éternel de Nick Mason, grand collectionneur de voitures et placide cogneur de toms, qui avait compris mieux que quiconque que l’on n’est jamais mieux servi en musique que par la simplicité, qu’il ne faut surtout pas confondre avec le simplisme, et enfin, le très largement sous-estimé Richard Wright, qui était bien sûr un grand tisseur de textures, mais surtout un compositeur de génie, qui nous aura narré de sa voix chaude et rocailleuse les Matilda Mother, Summer ’68, Echoes et autre Us And Them, toujours en retrait, en suspension, semblant ne pas y être, donnant l’impression de s’accrocher à un désespoir silencieux, comme le font les anglais.

Don’t be afraid to care.

0 Comments 28 novembre 2012
Whysy

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